La justice s’entête dans l’affaire du 8 décembre
Rappel : le 8 décembre 2020, la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure) interpellait dans plusieurs régions 9 personnes « de la mouvance d’ultragauche » pour « association de malfaiteur en lien avec une entreprise terroriste ». 7 d’entre elles sont alors mises en examen et maintenues en détention provisoire. 6 finiront par être libérées sous contrôle judiciaire au fil des mois. Et une reste enfermée, sous le régime de l’isolement depuis plus d’un an.
Mercredi 26 janvier 2022, après près de deux ans d’une enquête menée depuis février 2020 par la DGSI, la chambre de l’instruction [1] a rejeté sans surprise la série de « requêtes en nullité » déposées par les avocat·es de certain·es des inculpé·es. Sans surprise parce que la reconnaissance de ces nullités mettait en jeu l’existence même de l’affaire dite du 8 décembre [2], et que la justice s’est dans cette histoire montrée prête à s’asseoir sur ses propres principes pour valider le storytelling antiterroriste. Les inculpé·es et leurs avocat·es ont 5 jours pour se pourvoir en cassation, la décision n’est donc à ce jour pas définitivement actée.
Une « nullité » pourrait vulgairement se définir comme une erreur de procédure, une irrégularité ou illégalité dans les actes d’enquêtes menés dans le cadre d’une affaire judiciaire. Dans le cadre de l’affaire du 8/12, toutes les nullités déposées touchent directement à la base de l’enquête. Il faut ici revenir sur un point très particulier de cette affaire (mais commun à la plupart des affaires pour « association de malfaiteurs terroriste ») : en règle générale, comme on peut l’imaginer, une enquête est lancée par le parquet [3] après le constat de la commission d’une infraction. Là, non. Pas de plaintes, pas de victimes, pas de crime ni de délit à l’origine de l’enquête. Mais un « rapport » de trois pages rédigé par la DGSI, hors de tout cadre judiciaire et de tout moyen de contrôle par la défense quant à sa véracité et sa légalité. Rempli de présomption et de conditionnel. Qui réussi le tour de force de se construire sur des éléments ayant nécessité l’utilisation de ce que les services de renseignements peuvent utiliser comme techniques de surveillances les plus intrusives (écoute de conversations privées dans le cadre de relations intimes par exemple), tout en étant particulièrement flous sur les faits qui établiraient la « menace » constituée par le « groupe » surveillé.
Une histoire, en fait. Une histoire inventée par les fins stratèges du renseignement pour discréditer les militant·es internationalistes parti·es soutenir la lutte contre DAESH et la révolution sociale au Rojava en les faisant passer pour de vilains méchants loups n’ayant d’autre ambition que le chaos [4] et la lutte armée [5]. Et à laquelle le parquet national antiterroriste (PNAT) est tout à fait disposé à adhérer, puisque c’est sa raison d’être [6]. Malheureusement, une fois l’affaire sur sa lancée, difficile de s’en extraire. Depuis des années que la mécanique se rode, l’antiterrorisme a trouvé ses automatismes et ses relais dans la machine judiciaire. L’histoire de grands méchants loups sera avalisée sans plus de question par un magistrat de droit commun : le jour même du lancement de l’enquête par le PNAT, un juge des libertés et de la détention autorise la mise en place, officielle et judiciaire cette fois, de moyens de surveillance encore plus intrusifs en dépit de tout respect des closes de proportionnalité normalement requises et de tout principe de vérification d’information.
L’ironie de l’affaire c’est que ces actes d’enquête étaient alors autorisés explicitement pour “localiser, suivre et interpeller” les personnes visées. Mais c’est bien pour trouver une raison de les interpeller, raison qui n’existait pas au moment du lancement de l’enquête et dont l’existence même est in fine assez douteuse, qu’une débauche de moyens techniques [7] a été mise en œuvre pendant 10 mois. Qui plus est mise en œuvre sans respecter les quelques textes qui encadrent ce genre de pratiques (et qui font dire à la CNIL ou au conseil constitutionnel, loi d’exception après loi d’exception, que les garanties démocratiques sont bien respectées). Par exemple, impossible pour la défense de connaître la date exacte de pose d’un micro dans un véhicule, alors que c’est obligatoire de consigner formellement cette information dans un procès-verbal pour pouvoir respecter les délais légaux de maintien du dispositif. Ici deux hypothèses : 1) les policiers de la DGSI sont incompétents et ne savent pas appliquer la loi au nom de laquelle ils agissent ; 2) les policiers de la DGSI truandent et s’arrangent bien comme ils veulent avec la loi au nom de laquelle ils agissent, en couvrant leurs pratiques illégales par des omissions opportunes. Dans les deux cas, il semble qu’on trouve dans le dossier plus d’infractions relevant du code de procédure pénal que du code pénal lui-même…
Des nullités pleines de sens
Résumons les arguments qui jouaient en faveur des nullités (et joueront encore dans le cas d’un pourvoi en cassation) : Toute l’« affaire » se base sur un rapport à propos duquel il n’y a pas possibilité de débat contradictoire, couvert par le « secret défense », sans que la nécessité d’une telle entorse au droit de la défense ne soit démontrée : Nullité de toute la procédure. Ce rapport est construit avec des moyens disproportionnés : nullité de toute la procédure. Les moyens mis en œuvre dans le cadre de l’enquête ne respectent pas les garanties minimales (et ont possiblement été réalisés illégalement) : Nullité des écoutes qui auraient permis d’apporter les soi-disant « preuves » d’un « projet terroriste » [8].
La chambre de l’instruction en a décidé autrement : Aucun soucis à ce que les services de renseignement utilisent n’importe quelle technique dans n’importe quel contexte. Aucun soucis qu’un juge se serve d’un simple rapport pour autoriser n’importe quelle technique d’investigation sans la moindre réflexion sur l’atteinte que cela constitue contre des libertés qu’il est pourtant censé défendre. Et aucun soucis à ce qu’un procès-verbal crucial pour la procédure soit tout bonnement absent du dossier. Aucun préjudice donc, merci au revoir.
Derrière les arguments juridiques, dont certains font pourtant l’objet de jurisprudences constantes dans le sens des requêtes de la défense, c’est bien le principe même de ce qu’on appelle la judiciarisation du renseignement [9] qui est en jeu : les affabulations de services qui ont besoin de justifier leur existence peuvent-ils se transformer par un coup de baguette magique antiterroriste en poursuites judiciaires, avec ce que ça comporte de conséquences dramatiques pour les « individus » qu’elles ciblent ? Car même si l’affaire venait à s’écrouler, en cassation ou plus tard, resterait toujours l’effet de sidération liés à la procédure même, qui semble parfois une punition pire qu’une éventuelle condamnation : l’enlèvement au petit matin par des hommes en armes et en cagoule, la détention, l’isolement [10], le poids des années de prison promises et l’infamie de la qualification de terrorisme qui paralysent les soutiens potentiels, la pression sur les proches, les amis, la famille, le sentiment d’être broyé par une machine folle mais bien huilée…
Si l’enjeu n’avait été que juridique, la chambre de l’instruction aurait sans nul doute dû accepté de donner droit aux arguments des avocats, avec les excuses que ça implique pour les inculpé·es, plutôt que de les balayer d’un simple revers de main comme elle vient de le faire, sans même se donner la peine d’étayer sa décision.
Mais si ça avait été le cas, le juge d’instruction Herbaut l’aurait déjà fait de lui-même, et le juge des libertés et de la détention qui a autorisé la surveillance judiciaire en février 2020 aurait alors simplement réduit la demande du PNAT en boule avant de la jeter machinalement à la corbeille par-dessus son épaule.
L’enjeu est politique, malheureusement pour les personnes embarquées malgré elles dans cette affaire. Mais pour elles et toutes les autres, il y a là une occasion de ralentir un peu le train de mesures qui dépouille méthodiquement le droit de ce qu’il garantissait de protection pour ne lui conserver que son pendant : un outil de maintien d’un ordre injuste.
L’affaire du 8 décembre ne doit pas faire école, et c’est bien par le combat politique qu’on pourra l’empêcher, que ce soit en obligeant la cour de cassation à reconnaître l’absence de fondement légal de l’affaire, en ne laissant pas les inculpé·es isolé·es ou en tissant des ponts avec d’autres situations. Dans cet état d’esprit, le comité de soutien de Rennes se lance dans un travail d’investigation au long cours afin d’analyser et de mettre en lumière les ramifications de l’affaire et les différentes évolutions du droit qui ont permis d’en arriver là – et auxquelles se heurtent déjà de nombreuses personnes de confession musulmane visées par l’accusation de « séparatisme ». Il s’agira là aussi de sensibiliser aux enjeux du combat qu’ont décidé de mener les inculpé.es dans cette affaire qui de par son ampleur et sa cible (“l’ultragauche”) vise à passer un message et élargir la répression sur tout mouvement contestataire potentiel, dans la pure tradition de l’usage de l’antiterrorisme comme outil contre-insurrectionnel (la nouveauté étant de l’appliquer même en dehors de contexte d’insurrection…). Les échos de ce travail seront publiés sur le blog soutien812.blackblogs.org et sur différents sites d’informations.
Liberté et arrêt des poursuites pour tou·te·s les inculpé·es du 8 décembre !
P.-S.
Pour un soutien financier (le pourvoi en cassation coûte cher), c’est ici.
Notes
[1] Institution judiciaire censée notamment encadrer le travail des juges d’instruction, qui mènent les enquêtes (en s’appuyant sur les services de police).
[2] Dite également « l’affaire qui tombe à pic », pour souligner le timing judicieux du point de vue du pouvoir, qui a choisi de déclencher les arrestations après des mois de surveillance, sans qu’aucun « acte terroriste » ne soit directement en préparation de l’aveu même des enquêteurs, au moment précis où la police était largement mise en cause dans la rue, que ce soit par les nombreux comités Justice et Vérité, dans la foulée du mouvement insurrectionnel américain suite au meurtre policier de George Floyd ou par les dénonciations des mutilé·es du mouvement gilets jaunes. En pleine reprise de mouvement social le gouvernement cherchait alors à criminaliser ces manifestations à grands coups de communiqués contre les black blocs ;
Dite encore l’affaire « de la Reine des neiges », ou « Libérez, délivrez ! », du fait que la charge principale qui pèse contre l’un des inculpés est d’exercer le métier d’artificier à Disneyland Paris.
[3] Institution qui représente l’État dans le fonctionnement de la justice, c’est elle qui décide de lancer des poursuites et qui demande condamnation et sanction.
[4] Parmi les questions récurrentes posées aux inculpé·es pendant leur garde à vue : « préférez-vous le chaos à la politique actuelle du gouvernement ? ». Vous avez 72h…
[5] Cette fable, largement relayée dans la presse par des « journalistes » dont l’activité principale est de faire « fuiter » sur demande des rapports de la DGSI, a été de nombreuses fois démentie par le collectif des combattantes et combattants francophones du Rojava (CCFR) Elle s’inscrit dans un contexte plus global de criminalisation des solidarités internationales, qu’on pense aux interdictions de manifestations en soutien à la Palestine, à la remise en cause de l’asile accordé aux anciens membres de groupes armés italiens des années 70 ou même à la répression visant les soutiens aux personnes exilé·es.. Une histoire pourtant que même les fonctionnaires payés pendant des mois pour surveiller ces « individus » semblent eux-mêmes avoir du mal à croire[[En effet, au moment même où deux nouveaux juges d’instruction étaient nommés sur l’affaire au vu de sa soi-disant complexité, l’officier de police judiciaire en charge du rapport résumait, pour ainsi dire, que les éléments récoltés ne permettaient pas de matérialiser les faits reprochés !
[6] Il aura fallu seulement quelques mois d’existence au PNAT, opérationnel depuis l’été 2019, pour valider une enquête antiterroriste contre un « groupe » d’« ultragauche », alors qu’à notre connaissance la dernière tentative de ce genre remontait à l’affaire dite de Tarnac plus de 10 ans plus tôt.
[7] Parmi lesquels on peut citer la sonorisation (pose de micro) et la capture d’image (vidéo) de lieux de vie, le balisage GPS sur des véhicules ou l’IMSI catching (surveillance de tout le trafic téléphonique d’un lieu donné, un appareil policier se faisant passer pour une antenne relais, qui permet notamment d’identifier la présence de téléphone et de les associer par recoupement à un·e utilisateur·ice).
[8] L’objet de ce texte n’est pas de revenir sur le fond de l’affaire, pour une explicitation des accusations et une réfutation de la fiction policière, écouter notamment l’émission dédiée sur la radio brestoise radio Pikez.
[9] Voir aussi les multiples usages de « notes blanches » (rapport informel des services de renseignement) dans le cadre de procès ou d’enquêtes de droit commun, qui viennent faire peser la balance judiciaire du côté de la culpabilité sans possibilité là encore de débat contradictoire.
[10] Voir à ce sujet les lettres de détention de Libre Flo, le dernier détenu dans l’affaire du 8 décembre.